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Il n'y avait qu'une seule chose à savoir de Graham peut-être : il travaillait tout le temps. Il ne pouvait penser ; non, penser était vulgaire. Il fallait analyser, structurer, planifier encore, déduire toujours, accrocher ses pensées à quelques réflexions subtiles qui les aurait alors élevées. Tout n'était que stratagème, sur stratagèmes, sur stratagèmes.

Il se retournait dans la rue et voyait son ombre : elle n'avait pas la forme de son corps. Il y avait dans ses pas quelques réminiscences, quelques sourires d'Octave lorsqu'il riait, un peu de l'absence de Capella lorsqu'il regardait à sa fenêtre la nuit, de la violence de Rosie lorsqu'il marchait jusqu'au dédain de Maude lorsqu'il n'applaudissait pas. Graham vivait en apnée sous les eaux de toutes les personnes qu'il connaissait — qu'il avait connu — qu'il connaitrait. Il s'était effondré sous toutes les foules qu'il avait un jour frôlées, noyé sous tous les inconnus qu'il ne reverrait jamais. Pour toujours, il n'appartiendrait qu'à tout le monde. Chacun de ses souffles était compté. Il se regardait dans le miroir et derrière son visage, il en apercevait des milliers en reflets ; ce n'était plus Orphée ou Achille, s'en était d'autres encore : sa démarche à travers la ville lui rappelait cette fille qu'il avait rencontré une nuit, l'angle de ses iris le rappelait à Gauthier, et la plissure entre ses lèvres était celle de Pétunia, de Neville, de Nietzsche. Et plus rien de lui vraiment ne lui appartenait. Jamais Graham ne regardait Graham, jamais même il ne se voyait.

C'est pourquoi lorsqu'il reçu le message de Maupassant, il quitta spontanément le studio quelques minutes pour se diriger vers la rue « cheum avec pleins de cerisiers ». Mais il y avait autre chose qui poussait Graham à Maude. C'était vrai qu'il se prenait d'une inquiétude étonnante pour elle. Il errait quelquefois près de l'Académie pour tenter d'y apercevoir la silhouette étriquée de l'auteur mais elle n'allait jamais en cours : elle méprisait ses professeurs, se moquait du savoir, jettait son arrogance sur les gens et sa désinvolture sur le monde. Graham avait pris l'habitude du comportement parfois outrageant de sa protégée. Il tentait d'adoucir son tempérament, arrondissait ses détours abruptes. Il allait voir ses professeurs, et l'obligeait à venir dormir chez lui plutôt que dans son taco, il essayait de l'éloigner de cette molle lierre — une sorte de boxeuse grotesque — et de cette pseudo mathématicienne à l'orgueil défiant les lois de la gravité — quel était son nom déjà ? Braise ou quelque chose comme ça. Maude l'inquiétait. Assez pour qu'il prenne la peine de venir lorsqu'elle l'appelait, pas assez pour qu'il la contraigne à quoique ce soit. Il avait une affection parfois déséquilibrée pour la jeune fille mais simplement, elle était là, et il fallait bien faire quelque chose d'elle.

— C'est toujours un plaisir de te voir Maude.

Il n'y avait pas un tintement de reproche dans l'intonation qu'il donna à sa voix : aucun sifflement d'ironie, aucune insistance pour marquer un quelconque ressentiment. Il n'y avait que cette phrase et la platitude sincère, presque dérangeante, qui s'en dégageait. 
Il eut un rire léger lorsqu'elle lui fit remarquer qu'il n'était pas en retard pour une fois. 

— Tu sais bien que je fais toujours le plus rapidement possible. Mais pourquoi m'as tu fait venir ?

Il essaya de prendre un ton important mais il ne pouvait se défaire de son sourire abruti. Sa banalité tranquille l'écrasait encore comme elle écrasait tout autour de lui. Il n'était jamais sérieux lorsqu'il était avec Maude. Il éprouvait trop de compassion pour la jeune femme ; loin d'être de la pitié, c'était une véritable affection. Il ressentait ce besoin de partager avec elle son quotidien, de dormir avec elle dans son vieux taco, de s'habiller de ses mêmes vêtements impersonnels. Juste s'imprégner d'elle.