Ô Satan, prends pitié de ma longue misère.
T'es belle, Judith. Même que tu le sais et que t'aimes ça. Mais qui te punirait pour ça ? Personne. Personne, parce-que tout le monde sait qu'à part être jolie et crier, tu sais pas faire grand chose. C'est triste, tu sais. Peut-être que t'es née dans la bonne famille, peut-être que t'as toujours ce que tu veux mais y a toujours ce vide en toi qui t'obsède. Y a toujours cette chose qui te bouffe par son absence. Qu'est-elle donc ?
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Un geste de la main infime, le poignet qui se soulève, les doigts qui se détachent, s’écartent, prennent leur envol le temps d’une mèche brune qui glisse au bord du front, replacée derrière l’oreille d’un geste lent, calculé, qui se veut négligé mais élégant. Il n y a pas que les princesses qui chantent d'une voix douce quand elles se préparent. cela faisait déjà bien des années que, secrètement, Judith chantonnait – s'époumonait ? - et dansait sur des airs plus ou moins connues. Par jeu, elle substituait aux paroles officielles, chaque étape de sa préparation qui s'annonçait longue et complexe mais ce jour-là, précisément, n'était pas ordinaire. Avec l'aisance que seule confère une longue habitude, notre blonde s'empara de son eye-liner fétiche et se hâta de dessiner une ligne impeccable au ras de ses cils. Tiquant sans rien dire, la pseudo pro lâcha le pinceau feutre et ouvrit le fard à paupière noir, qu'elle prit soin d'étendre lentement sur ses yeux. Devant son miroir tavelé par l'usure, la chanteuse d'un jour se mira d'un œil critique, les lèvres délicieuses plissées en une moue mécontente. Non, ça n'allait pas. Quelque chose clochait.
« i'm a barbie girl... » enchaina-t-elle en s'empara d'un coton humide pour enlever le fard à paupière noir qui couvrait ses yeux afin d'y déposer à la place une couleur rose fushia. Enfin, elle acheva son maquillage par une délicate touche de rouge à lèvre.
« in a barbie world. » finit-elle finalement par murmurer, le souffle coupé, par l'enfilage de sa robe. Quelque chose dans le délié de ses épaules, dans la ligne de ses hanches... lui faisait penser que cette robe lui allait à merveille à raison plus qu'à tord. Judith rassembla la masse coulante de sa chevelure blonde et les laissa retomber sur son épaule, souple crinière. Pas de coiffure complexe : juste une touchante simplicité qui lui conférait une certaine douceur qu'on ne lui connaissait pas. Elle arborait une allure sophistiqué mais naturelle, qui soulignait en même temps l'élégance féline de son visage, ses pommettes rosées et la ligne pleine de ses lèvres rouges maquillées.
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Les lumières, la musique, les gens, l'ambiance, la joie, les rires, la danse, tout était parfait ce jour-là. C'était la première fois qu'on pouvait voir les élèves ainsi. , Le gymnase s'était transformé en un lieu où régnait la joie, la paix, l'amitié, seul l'ordre n'avait pas réussi à se faire une place. Malgré les avertissements des surveillants et les interdictions, les élèves avaient, comme d'habitude, réussit à trouver un moyen de contourner les règles. Pourtant, sa putain d'école restait la même. Et que serait-elle sans son lot de problèmes, de blasés, d'ivrognes, de disputes, de mauvaises blagues, de drogués, de prétentieux, de crétins, sans un con pour mettre en rogne les professeurs, sans ses idiots pour faire le bordel ou des rebelles pour organiser une after dans un coin paumé de la ville. Mais ce jour-là, il n'y avait pas vraiment de différence, tout le monde faisait un effort pour parler ; Un vrai ballet d'hypocrisie.
« Affligeant. » une voix familière s'était élevée à quelques centimètres seulement d'elle, mais Judith eut l'impression étrange qu'elle lui parvenait de dix lieux de là. Une moue moqueuse étirait ses traits fins, et la blonde dut prendre sur elle pour adopter le ton trainant qui la caractérisait à merveille en temps normal.
« Je ne crois pas que ce soit la découverte du siècle, tu sais, Êve. C'est de notoriété publique : la plupart des gens ici sont autant dépourvus de classe que d'intelligence. » Elle eut un sourire qui n'atteignit pas ses yeux et chassa sa remarque d'un geste du poignet négligeant. C'était cette Judith froide et cassante qu'ils aimaient, n'est-ce pas ? C'était cette Judith dédaigneuse et au sentiment exacerbant de supériorité qui avait réussit à apprivoiser le respect de certains.
« Évidemment. Mais je parlais plutôt de ça – elle pointa son doigt vers trois garçons ravis de gribouiller sur un mur - » Sa camarade parvint enfin à s'attirer pleinement le regard et l'attention de la blonde. Celle-ci posa son regard sur les garçons en question, pendant une fraction de seconde, le visage de la belle perdit toute couleur avant de finalement reporter son attention vers son amie. Le regard de la brune était resté fixé sur elle, gravement, alors qu'elle trouvait visiblement la réponse dans les traits soudain crispés de la blonde. C'était ça, le problème en général avec Êve : elle la fréquentait depuis suffisamment longtemps pour mettre le doigt sur ce que Judith voulait taire, avec une clairvoyance relativement... déstabilisante. La blonde s'efforça de respirer lentement pour garder son calme tandis que l'autre jeune femme se faisait soucieuse et songeuse.
« Je pense que... » commença son amie.
« Arrête ça, l'interrompit-elle d'un ton affable.
Penser n'a jamais été ton fort, inutile de te faire du mal. Épargne-moi tes théories à deux balles et va effacer ce qu'ils ont écrit. » Le mousquetair se redressa sans un regard pour ses lèvres pincées, bien qu'avec la certitude qu'elle regretterait une fois encore de s'en être pris à Êve lorsque la colère serait retombée..
« Merde, t'es bouchée ou quoi ? » Sans attendre de réponse quelconque, elle s'éloigna à grandes enjambées vers la source de sa colère. Perchée sur ses talons, à l'instant où elle sortit de la salle le vent frais de fin d'après-midi, en lettre jaune fluo, elle pouvait lire , en plissant les yeux « Judith, tu bai... ». Les connards.
— Pourquoi tu parles à la troisième personne ?
— Ta gueule et écoutes, j'parle à la troisième personne si je veux. — Abrèges ton récit, alors.
— Ouais, ouais. Bah, alors que je traversais pour aller frap... enfin, parler avec ces conna... garçons, y a une voiture qui est passée par là. Et vlan, ma superbe robe channel réduit en morc… à passer à la machine. Devines qui c'était.— Olivier.
— T'aurais pu faire semblant de réfléchir, au moins. — C'est la troisième fois que tu racontes cette histoire.
— Laisses-moi continuer, bordel. — Passes à la suite, alors.
— Ok. Hum. Donc. Heu... Mais je sais plus quoi dire maintenant ! — Racontes un truc, n'importe quoi.
« Y'a des jours avec et des jours sans. » Judith shoota dans un caillou invisible en se remémorant cette phrase. Proverbe tordu, mais vrai, pensa-t-elle dédaigneusement. Un plouc qu'elle n'aimait guère le lui avait sorti d’un air philosophe, la veille, alors qu’elle affichait un air morose. Non, tout n’allait pas toujours bien, le commun des mortels étant régulièrement soumis à des épreuves tantôt banales tantôt plus pénibles.
« Tu te crois au-dessus de ça aussi, Judith ? – avait demandé le plouc en serrant les points.
« Tu crois qu’il te suffit d’étaler tes richesses et ta suffisance pour que les problèmes te fuient? ». La concernée lui avait adressé un sourire en coin, satisfait, avant de lui expliquer tranquillement que oui : c’était le cas. Les ‘problèmes’ préoccupant la plèbe étaient bien souvent épargnés à ceux qui avaient le pouvoir de les régler d’un tour de main. Non, l’argent n’offrait pas tout, mais il effaçait bien des inquiétudes – ce qui était déjà beaucoup. C’était injuste, mais la société était ainsi faite même ici à Cassandre : une demande posée par un individu moyen était traitée en un laps de temps épouvantable; tandis que lancée par un riche et accompagnée d’un pot-de-vin ou d’une menace, elle se réglait sans la moindre anicroche. Ses parents avaient été prêt à répondre à n’importe lequel de ses souhaits. Elle avait souhaité adopter un chaton, elle avait souhaité porter des robes de princesse, elle avait souhaité avoir une collection de barbie complète, une collection de petit poney complète, une collection de tamagochi complète, une collection de mini-voiture complète, des sac longchamps, des louboutins personnalisées. Elle avaient souhaité ce que toutes les filles auraient aimé posséder, mais aussi ce que tous les petits garçons auraient aimé avoir.
— Tu veux en venir à où ?
—
Attends, écoutes, tu vas voir.Y a qu'une chose qu'elle n'arrive pas à avoir, une chose qui l'obsède, qui lui brise le coeur, qu'elle adule mais n'arrive pas à atteindre.
— Chris.
—
Mais merde, laisse-moi raconter.— Pardon.
Christian. Christian. Christian. C'est son prince charmant même s'il ne veut pas d'elle pour l'instant, même si ça lui fait mal de se faire remballer de la sorte, elle l'aime, son prince, même si sa jolie petite idylle, s'est brisée en une fraction de seconde.
— Ça devient trop niais.
—
Je sais. L'amour c'est toujours niais.— Avance un peu dans l'histoire.
La brise légère portait encore les effluves de la dernière averse. En dépit de son ciel assombri par l’heure tardive et les nuages lourds dont il s’ornait souvent, Cassandre s’illuminait peu à peu sous l’effet des centaines de petites boules de lumières qui s’élevaient le long des rues, flottant gracieusement autour des passants pressés, faisant briller d’un éclat étrange les pavés trempés. Inspirant profondément, Judith savoura sa tasse de café. Ce soir-là, les ténèbres semblaient englober toute la ville et en donnaient presque la chaire de poule. Christian était partit se promener depuis une bonne heure maintenant tandis que la blonde guettait par la fenêtre la moindre carrure un peu imposante s'engouffrant dans la rue. C'était pas faute d'avoir voulu l'accompagner, cet inconscient avait immédiatement refusé son offre. Alors la miss s'était finalement résolue à quitter son poste de garde malgré les plaisanteries d'Olivier sur la probabilité-pas-si-faible-que-ça d'être touché par un éclair.
« c'est pas drôle. » gémit-elle en tendant sa tasse de café vide. Un
« Merci » accompagna son geste ; il était gentil Olivier à prendre soin de tout le monde, peut-être trop gentil, même. Deux choses avaient élu domicile chez lui, et il acceptait leur présence comme si cela faisait parti des lois primordiales qui régissent ce Monde. Ce soir-là, un troisième énergumène fut ramené chez Olivier.
— Charles.
— J't'ai déjà dis de pas m'interrompre !— Ca devient long, Juju.
— M'appelle pas comme ça. — Judith.
— J'ai bientôt fini. — J'ai plus envie de t'écouter, j'me casse.
— T'es con, franchement. Tu veux pas entendre la fin ? — Nan.
Tant pis.