Celui qui n'a pas peur n'est pas normal ; ça n'a rien à voir avec le courage.
▬ Sartre
Raoul est un homme qui n’a pas eu de destinée. Le roman de sa vie se termine sur une page blanche car la plume de son créateur s’est brisée avant d’en avoir résolu les contradictions. Il est mort à vingt-quatre ans, et avait fait de Raoul son double. Il voulait, en écrivant, exprimer ce qu’avait été sa vie. Alors Vallonges a peur : il est un reflet qui a perdu son modèle, une ombre sans maître, et il craint de devoir errer toute sa vie, à la recherche de la fillette qu’il n’eût pas dû laisser partir, et des fantômes des femmes qu’il a aimées.
Noctem et vous : Au quotidien, Raoul semble un homme normal, sans grande volonté, avec le petit peu de lâcheté qu’ont tous les hommes. Intérieurement, Noctem lui pèse, et il voudrait retrouver la légèreté des soirées d’insouciance, la naïveté de son adolescence. Il a parfois du mal à assurer les fins de mois, et la qualité de ses textes s’en ressent. Raoul est donc dans l’expectative … Deviendra-t-il un vulgaire chroniqueur à la solde des idéaux de Noctem, ou aura-t-il un sursaut de conscience ?
Votre camp et vous : Quel camp ?
Votre degré d'engagement : Hésitant et versatile, pour l’heure. On est en devenir, ou on ne l’est pas.
Votre plus grande peur : Que sa vie demeure une page blanche, laissée en suspens … Il nourrit donc une grande crainte de l’inachevé, sous toutes ses formes, et est pris d’une fureur d’accomplissement, jusque dans les choses les plus insignifiantes. Paradoxalement, il se trouve incapable de terminer la moindre œuvre qu’il entreprend : Vallonges, fragment lui-même, écrit et pense par fragments.
La vie est un voyageur qui laisse traîner son manteau derrière lui, pour effacer ses traces.
▬ Aragon
«Je crois que de moi et de ceux qui me ressemblent, on pourrait dire qu'ils
miment la vie au lieu de la vivre, en croyant la vivre - ils font des gestes - Ils baisent des mains, ou ils écrivent des livres, ils sanglotent d'amour, ou ils causent avec leur éditeur ; comme des Pierrots de comédie italienne. Ils ne sont même
pas sincères : ils miment. Et puis un jour ils s'aperçoivent qu'ils sont vides, qu'ils n'existent pas. Et ils continuent à mimer, par habitude, par paresse - ou bien ils deviennent enragés, veulent se conquérir, s'efforcent par tous les moyens, et alors ... échouent ou réussissent ? »
Jean de Tinan, Correspondance
Café des Noctambules, minuit. Raoul est devant un verre de cognac, le crayon en main, et il écrit. Il a choisi des feuilles épaisses, un papier cher où l'on aperçoit les lignes de tissages - comme un grand drap pour y allonger ses idées. Il soigne ses titres, ses transitions, et trace d’un trait fin de longues lignes, canevas d’un futur chef d’œuvre. C'est un homme appliqué. Il y a quelque chose de presque méthodique dans ses gestes, et c'est comme s'il s'observait lui-même, dans l'eau trouble d'un vaste miroir ... Oh, il écrit, sans doute, mais ...
- Tiens, tu travailles ?
Le jeune homme lève la tête, et reconnaît un ami - une connaissance, un pair. Il s'appelle Gérard K. de Brienne ou Jean F. de Fertzen. Qu'importe au fond, ce sont tous les mêmes ... Des répliques de caractères, poupées imbriquées dans leurs contradictions : l'un ne mange que des œufs (régimes bizarres imposés par les médecins ...), l'autre lit des livres et on ne sait pas s'ils y voient une différence. Ils s'apprécient tous, se fréquentent, parce qu'ils savent dire les choses sur une même tonalité - et que même leurs dissonances ont maintenant valeur d'habitude. Ces amis-là, ils sont tous pour la tranquillité, se surprennent à rêver de mariage alors qu'approche la trentaine. Ça finit en petites vies bien rangées dans les placards, avec des chemises et des sourires bien repassés. Vallonges aussi se surprend parfois à y songer, et puis il y a ...
- J'écris, répond-t-il ...
Et la phrase grince un peu d'être privé de titre et de complément. Ça lui donne un tour presque ridicule ...
- Je peux voir ?
Raoul hausse les épaules, et présente le manuscrit. Tandis que Gérard, Jean, René ou Blaise le parcourt des yeux, il songe ... Il a connu des femmes - beaucoup de femmes, et presque autant de désillusions. En s'égarant dans un bouge, aux premières heures de sa jeunesse amoureuse, il a compris que l'amour n'était rien que le frottement de deux corps, la caresse de quatre lèvres - ne me regardez pas comme ça, c'est lui qui le dit. Il a cherché, cependant, autre chose. Il a même voulu se fiancer. Mais les passions d'un homme effraient peut-être, en ces temps sans chimères. Il a écrit un
Épithalame pour un mariage manqué - tout à fait manqué, Florence en a épousé un autre, et elle en a déjà deux enfants. Il croise parfois, avec rage, sa silhouette déformée et son air fade ... On tombe donc amoureux comme ça, de n'importe qui ... ? Il a eu des amours d'adultère, des amours pour des presque mortes. Tout un cortège de malades, de futiles, de femmes toutes en transparence. De quoi vous peupler un chemin vers les Enfers. Il est tombé malade, s'est rangé un peu.
Puis il se trouva une relation simple, pas compliquée, faite d'habitude et de compromis. Avec une femme mariée. C'était quelque chose d'assumé, sans idéal : une petite routine agréable que l'on se construisait à deux, et le risque - si mince au fond - de la surprise, l'image de la trahison donnaient quelque chose de charmant à ce qui eût été tué par l'ennui. Mais les choses ne sont jamais simples, et Raoul rencontra Aimienne. C'était une enfant, elle avait quatorze ans. Il la trouva dans la rue, un soir, grelottante - l'excitation d'une première nuit de fugue. C'était une adolescente, longue et fine, mais ses longs cheveux étaient ceux d'une enfant. Il l'hébergea deux jours - Gérard, Jean et Cie raillèrent cet excès de délicatesse qui retint sa main. Peut-être eurent-ils raison, car elle partit. On n'est plus sérieux quand on a quatorze ans ... Depuis, il est comme un regret, mais va-t-on retrouver une gamine fugueuse, à l'esprit encore en friche, et qui lit des romans d'aventure, quand on est un homme qui écrit pour vivre, et ne croit plus en rien ... ?
Raoul a été laissé dans ce vague suspens. Grand, un peu voûté, il semble lui-même avoir pris, à force de se pencher sur son reflet, la forme d'un point d'interrogation. Il cherche, à présent, à retrouver celles que les romans lui ont ravi, à finir l'histoire : comment peut-on être condamné à demeurer, pour une vie entière, dans la parenthèse ...
- Dis donc, c'est pas clair, ton truc.
Raoul a un sursaut. Il reprend les feuillets, sans émotion.
- Tu permets ? J'ai pas fini.
- Non, mais ça veut dire quoi ?
Le jeune homme haussa les épaules, avec un vague sourire.
- Pas la moindre idée.
L'autre lève les yeux au ciel. Il lance un rendez-vous futur, quelques railleries (il a tellement raison), et puis il s'éclipse, "parce qu'il faut bien te laisser travailler quand même". Raoul se retrouve seul, dans le café qui se vide. Il reprend son crayon, et trace des mots, sans suite, au fil de la pensée. Ce sont des impressions en vrac, des guirlandes d'idées vagues ... C'est peut-être le lieu qui veut ça. Vallonges n'aime pas cette pièce aveugle qui vous pousse à cracher ce qui dort au fond de vous - bêtise ou révélation ; presque toujours bêtise - et pourtant il y retourne, plusieurs fois par semaine, avec une ardeur qui tient de l’obsession. Il croit que c’est là qu’il esquissera son premier chef d’œuvre. Seulement … Les lignes qu’il trace, fiévreusement, ne valent rien et finiront oubliées dans un tiroir, et un jour il les brûlera sans doute, en holocauste pour son destin figé.
Impression soleil couchant.
(J'espère ne pas faire de bêtise : il me semble avoir lu quelque part qu'on pouvait poster une fiche en cours. Je vous préviendrai quand elle sera terminée, ça ne devrait pas trop tarder. A bientôt ! ^^)