Raoul gardait un souvenir vague de cette soirée de bal. Sans doute parce qu’il avait erré, retrouvé des amis, signé des idées d’un trait de plume jusqu’au petit matin. Il avait cherché je-ne-sais quel oubli, une bénédiction quelconque, un regard parmi tant d’autres … Et puis il était rentré, seul comme un chien, dans son petit entresol sans lumière. Il n’était même pas ivre. Après quelques heures de sommeil, il s’était levé, avait parcouru le journal où l’on racontait déjà toutes les rumeurs de la soirée et s’était dit que l’avantage d’être chroniqueur et, officiellement, analyste, c’était qu’on pouvait prendre un peu son temps … Le recul, l’esprit critique, soi-disant. Après avoir déjeuné, il voulut s’enfermer à double tour, sortit quelques feuilles de papier, un carnet, un crayon quelconque … Repensa au défilé des sans-visages, aux chatoiements de couleurs dans l’écrin rouge et or du palais Garnier … Une heure passa. La feuille était toujours blanche. Il attendit encore un peu, fuma une cigarette, lentement …
Quand les dernières cendres furent éteintes, il saisit son manteau, fourra le stylo dans sa poche, les feuilles rassemblées en vrac … Et il partit par les rues. Point de chronique en ce jour ? Qu’à cela ne tienne, il écrirait ! Et quand ce verbe perd son complément d’objet, il revêt tout de suite un caractère plus noble … Les rues de Cassandre étaient calmes et mornes, comme une place de marché au lendemain des affaires – quelques papiers qui volètent, ça et là, et un masque oublié sur le sol, à la dentelle déchirée. Raoul se baisse pour le ramasser, le contemple … Et par fantaisie, le fourre dans la poche de son manteau avant de reprendre sa route. Lorsqu’il aperçoit la devanture de la librairie-bibliothèque, il se sent soudain capable d’écrire un chef d’œuvre au long cours …

Une heure plus tard, la feuille n’est plus blanche, mais elle n’est couverte que de gribouillis. Raoul a fait au moins dix allers-retours, a sorti des dictionnaires, des romans, des essais des étagères, les a empilés sans suite et sans logique autour de lui, se créant une muraille d’imagination entre lui et les autres visages qui l’environnent. En face, derrière les livres, une jeune fille penchée sur un livre. Elle intrigue un peu Raoul, qui est la Distraction incarnée, car il a l’impression qu’elle n’a pas levé la tête de son ouvrage depuis qu’il est là. Lui, il essaie d’écrire son Essai sur « Nom de danseuse ou d’actrice à succès » considérée comme symbole populaire » et toucher là les idées fondamentales de cette société de rien dans laquelle il vit. Mais en bon nihiliste, il se sent, encore et toujours, happé par le silence … Et cela l’ennuie pour ne pas dire que cela l’angoisse. Ecartant les livres comme on écarte un rideau de théâtre, il cherche le regard de la jeune fille – en vain. Alors il se lève, comme si de rien n’était, le crayon à la main … Fait le tour de la table, lentement, fait mine de chercher dans les rayonnages derrière elle (Première erreur : ne pas s’informer du thème du rayonnage). Puis il fait tomber, par inadvertance, le stylo qu’il tenait entre les mains. Se baisser eût été indélicat, alors il énonce des excuses, d’une voix pas du tout désolée :

- Je vous prie de m’excuser, Mademoiselle. Puis-je ?

Et s'approchant pour ramasser l'objet du scandale, il ajoute à voix basse :

- Ce n'est pas la première fois que vous vois ici, et si studieuse. Qu'est-ce qui vous passionne tant pour que vous releviez jamais le nez comme ça ?

Et dans son regard, on eût presque pu deviner une lueur espiègle.

Elle s’était réveillée dans la langueur et l’urgence qui vous dit que vous avez quelque chose à faire ; qui vous dit qu’il faudrait faire quelque chose et ne pas demeurer immobile. C’était un sentiment de plus en plus fréquent qui allait et venait, en observant un rythme écho à celui de son frère l’ennui. D’ailleurs, son frère à elle, il fallait en parler. Il lui semblait le voir à chaque fois qu’elle levait la tête, terré dans la demeure. Il tournait sur lui même comme un lion en cage, et c’était ça qui la tenait en alerte. Plus Oreste était désœuvré, plus il fallait qu’Électre s’occupe.

C’était par habitude qu’elle s’était dirigée vers la bibliothèque. C’était aussi à imputer à sa bonne conscience d’élève studieuse, qui elle même venait de vénération qu’elle vouait à la culture, à l’éducation et au savoir en général. Astrée tenait en haute estime les choses de l’esprit, mais il lui arrivait néanmoins de trouver certains auteurs foulant Cassandre infantiles. N’oublions pas qu’elle était toujours la première pour juger son prochain.
Elle s’était assise et avait pris les notes des cours qu’elle avait eu récemment, ainsi qu’une pile d’ouvrages plus ou moins pris au hasard. Elle n’avais pas regardé l’homme en face duquel elle s’était assise, parce qu’elle était trop occupée à elle-même pour cela.
Très vite, elle les textes de loi lui avaient semblé bien éloignés de ce qui la préoccupait à l’instant – de ce qui la préoccupait en toutes situations. N’y tenant plus, elle avait attrapé le livre sous la pile, le seul qu’elle prévoyait de ramener avec elle ; l’Électre d’Euripide.
C’était éminemment narcissique, mais on ne pouvait faire abstraction de ce trait intrinsèque à notre Électre ici présente : la fascination pour son propre mythe, dont naissait grandement l’obsession pour son propre destin.

« Ce n'est pas la première fois que vous vois ici, et si studieuse. Qu'est-ce qui vous passionne tant pour que vous releviez jamais le nez comme ça ? »
Elle le jaugea un instant, et ne trouvant pas de raison immédiate de le mépriser, lui accorda le bénéfice du doute dans un sursis, et son intérêt pour quelques répliques au moins. Elle se redressa avec un sérieux de maîtresse d’école et énonça avec la clarté des oracles :

« Je me documente sur l’histoire de ma vie, et les grandes lignes de ma vie future. » Puis, sur un ton qui se voulait poli et le moins hautain et ampoulé possible, elle ferma son livre. « Je m’appelle Astrée Atride ; à qui ai-je l’honneur ? »